Il y a des jours on l’on ne sait pas dans quel interstice se glisser. Il y a des jours où rien que de parler fait affront à l’harmonie. Il y a des jours où il faut peut-être s’abstenir d’être.
Ces images interdites.
Je trie des images, je reprends ce travail fait à Niort, et je tombe sur ce portrait de Pauline, qui m’avait tant touchée par sa sensibilité et sa grâce. Cette jeune-fille qui semblait toujours avoir un pied dans le vide, flottait dans la vie comme une brise légère, on ne savait réellement jamais si elle était passée là ou pas…
La liberté d’aimer, la liberté de s’embrasser, la liberté de mettre un pied devant l’autre, la liberté de s’agiter en classe, la liberté de laisser tomber un crayon, a liberté d’avoir les mains sales, la liberté de se prêter un pull, la liberté de transpirer ensemble, la liberté de rire aux éclats et d’en cracher sur l’autre, la liberté de se bousculer… va-t-on abandonner tout ce qui fait que nous sommes vivants pour éviter peut-être d’en mourir ?
La fente. L’interstice. Moi j’ai un peu l’impression qu’on est là en ce moment. Dans l’étau, mais à la fois, on prend le temps de vivre. Bon, je me mens un peu, parce que si on regarde bien l’image, le mec il est pas entre les deux murs, non, lui, il est derrière, en pleine lumière, les pieds dans l’eau, et il pêche. Donc en gros si on met l’image à plat, c’est au présent, et si on la remet en perspective, c’est au fantasme. Euh, au futur.
Je n’ai pas le moindre souvenir de cette image. C’est un rivage qui m’a pourtant marquée, mais je l’ai oublié. C’est tellement bizarre, des images que l’on a faites, et qui ne font plus partie de nous. Elles se sont détachées, et on les retrouve dans une boîte, comme des bouteilles à la mer qu’on se serait envoyées à nous-mêmes, dans un autre temps… C’est marrant, j’aime bien cette idée en fait.
Il y a des jours où la tristesse est totale. On ne peut rien faire d’autre que d’être triste.
L’horizon est une ligne qui recule lorsque l’on s’avance vers elle. Mais si on arrivait à la stopper, pourrait-on enfin voir ce qu’il y a derrière ? Et puis, est-ce que ça nous avancerait vraiment à quelque chose ?
L’autre jour, Christophe est mort. Il y a des tristesses esthétiques qu’on ne sait pas vraiment expliquer, car je ne connaissais pas cet homme ! Mais son cœur parlait au mien.
L’autre jour, j’ai lu :
« Ma résolution était prise : pour obéir aux ordres du médecin, j’obligerais mon père à prendre au moins une demi-heure de repos. N’était-ce pas mon devoir ?
Au même instant, mon père essaie de gagner le bord de son lit et de se lever. Une vigoureuse pression de ma main sur son épaule l’en empêche, tandis que d’une voix forte et impérieuse, je lui ordonne de ne pas bouger. Tout d’abord terrorisé, il obéit, mais presque aussitôt après il s’écrie :
– je meurs !
Et il se dresse. Epouvanté à mon tour, je laisse mon bras se détendre, et voilà mon père assis au bord du lit. Nous sommes face à face.
Je pense que sa colère s’accrut alors du fait qu’il me trouvât devant lui pour le gêner, ne fût-ce qu’une seconde de plus, dans ses mouvements. Il dut avoir l’impression qu’en me tenant debout ainsi devant lui, assis, je lui ôtais jusqu’à l’air dont il avait besoin. Au prix d’un effort suprême, il arriva à se mettre debout; il leva la main le plus haut qu’il put, comme s’il se fût rendu compte qu’il ne pouvait lui communiquer d’autre force que celle de son propre poids, et il la laissa retomber sur ma joue. Puis il glissa sur le lit et du lit sur le parquet. Mort ! »
Italo Svevo, La Conscience de Zéno (1923)
Il est drôle de lire dans un livre ce qu’il y a 16 ans j’ai vécu, un peu différemment, quand mon père est mort.
Je visionne le film photographique de Temps Zéro. A un moment, quelqu’un demande : « Passez-vous une belle journée ? Pourquoi passez-vous une belle journée ? Ou pourquoi passez-vous une mauvaise journée ? » puis : « Demain, vous préfèreriez passer une bonne journée, ou vous préfèreriez passer une mauvaise journée ? »… en écho, quelqu’un d’autre affirme : « Le bonheur, c’est d’aimer ce que l’on a »…à l’autre bout de ce temps où le présent ne semble plus avoir ni passé ni futur, au croisement, il y a La Jetée, de Chris Marker. Qui nous dit : « On ne peut échapper au temps »… Tout n’est finalement qu’une question de point de vue, non ?
Venise. Promise à la disparition. Attente (ou pas ?) de l’engloutissement ?
Aujourd’hui je suis déprimée, j’ai l’impression qu’on ne fait que s’engueuler. Je voudrais qu’on passe du bon temps ensemble. Mon cadet me dit : pourquoi faudrait-il absolument être bien ensemble ? Soyons bien chacun avec soi-même, et peut-être ça ira mieux, aussi !
Du coup, oui c’est vrai, pourquoi faudrait-il à tout prix que je crée ? Parce que je suis une « artiste », il faudrait donc que je me jette sur ce genre de moment pour créer ? On crée donc sur une injonction ?
Et parce qu’on est une famille qui s’aime, il faudrait que l’on soit heureux ?
Ben non, c’est dur de ne pas pouvoir sortir, c’est dur d’avoir peur de perdre sa maman, c’est dur de travailler, c’est dur de croire en quelque chose, c’est dur d’essayer d’être utile quand on nous enjoint de ne plus bouger. C’est dur d’imaginer que tout ça ne sert à rien, que rien ne changera, parce que c’est tellement plus simple de ne pas changer.
J’ai envie de pleurer.